dimanche, mai 29, 2005

Alain... où que tu sois....

Je me souviens d'Alain.
Il était blond ou châtain très clair, maigre, grand.
Une barbe pas très abondante. Clairsemée, pas christique pour autant.
Il ne le sait probablement pas, mais lui et moi avons fait la Une de Libé un certain mois d'Avril 95.
J'ai l'original du cliché parce que ma soeur, parisienne et voisine de Libé, l'a obtenu. Il est sur le manteau de ma cheminée depuis des années.
Ce qu'il y avait de très surprenant avec lui, c'est que d'habitude, il était incroyablement poli avec les filles, même avec 8 litres de rosé dans le corps, et que ça détonnait.
Parfois, cependant, dans de grosses crises, il lui arrivait de nous injurier de la pire façon qui soit. Mais c'était très rare.
Je n'ai jamais réussi à percer le mystère sur ce point-la. Où était sa vérité. Dans ses insultes ou dans sa courtoisie ?

Alain, tous les matins, on le voyait arriver sur le perron impressionant quoique brinquebalant et en ruines de l'immeuble abandonné qui nous servait de QG, devant l'ancienne majestuosité de ce lieu perdu, splendeur en ruines, avec de nouvelles plaies (je sais.... je sais... c'est probablement le "lieu" du cauchemar.... vous croyez vraiment m'apprendre quoi que ce soit ? Je sais tout de moi... Pas besoin de vos interprétations.... même ma psy s'en est rendu compte ! C'est tellement lassant de se raconter telle qu'on se sait ! Rien à apprendre.... jamais...).
Généralement sur les biceps ou les avant-bras (mais on n'a jamais eu ni la témérité ni l'indécence de lui demander de se déshabiller pour savoir ce qu'il en était du reste de son corps...)

Tous les matins, il nous disait invariablement "qu'il s'était écorché sur un clou dans l'escalier".
Tous les matins, on ne rétorquait rien. On lui offrait une tasse de café et un sourire.
Il n'y avait aucun clou dans la cage d'escalier.

Un jour, Alain, qui m'appelait son "ange blond", m'a dit : "Tu sais, Princesse, je joue avec des couteaux. Mais c'est mon affaire. Me demande rien. Et tu resteras ma princesse".
Depuis, j'ai la même devise. Je joue avec des "couteaux", mentalement mais je refuse à quiconque de m'en dénier le droit.

Un jour, Alain a disparu de notre squatt, d'une minute à l'autre. On l'a cherché partout.
J'avais peur.
Mais une peur que vous ne pourrez jamais imaginer.

On avait déjà du décrocher "Khada" après sa pendaison.... pas beaucoup plus pour qu'on plonge.
Une peur incontrolable, animale.
Vous savez ce ce que peut être un corps connu qu'on décroche d'une poutre, pantin sans vie, lourd, si lourd ?
Si lourd qu'il va désormais peser sur tout dans votre vie ?
Si lourd, si pesant, alors qu'il se sentait si peu.
Si peu.
Rien.
"Je suis rien".
Leur leit-motiv.
Pas "Je NE suis rien". "Je SUIS rien".
Et ça veut tout dire, pour qui sait comprendre.

J
amais.
Jamais je n'ai eu de nouvelles d'Alain qui me prenait dans ses bras quand je pleurais de rage ou de douleur, d'Alain qui se faisait cerbère si qui que ce soit faisait mine d'approcher "'sa princesse", d'Alain qui pouvait être d'une intelligence d'analyse de la situation qu'il nous foutait tous par terre, nous les activistes, les barricadiers bénévoles.
Jamais, jamais plus jamais je n'ai entendu parler d'Alain qui a disparu un beau matin et que je rêve de retrouver.

Il m'avait dit que j'étais spéciale.
"Et qu'il n'y aurait que quelqu'un de spécial pour être capable de t'aimer."
Il avait raison. Alain avait raison.
Il avait toujours raison parce qu'il savait le coeur battant des choses.

Un jour, on m'a dit qu'on avait découvert un SDF mort sur les bords de la Loire dont la description correspondait traits pour traits à celle d'Alain.

Je ne veux pas le croire.
Je refuse de le croire.
Je refuse.

Alain est vivant.
Quelque part.

PS : à La Lune et à Chiboumette... c'est un tout petit bout, je sais. Mais la seule chose que je sois capable de "sortir" pour l'instant...
Je me demande si c'était pas déjà trop....
Je ne me le demande même plus. J'en suis sûre. J'aurais pas du. Ça n'est pas du domaine du "partageable"..... et j'en suis désolée.

PS2: pour Alain, pour tous les autres SDF, pour moi, je dis non à ce TCE qui signifie notre soumission pour des décades et des décades.

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