lundi, mai 09, 2005

Coup de grâce

J'ai senti la lame fouailler mes entrailles comme aux pires temps du cauchemar.
A l'instant.
J'ai senti le sang jaillir à l'intérieur.
Une explosion dans la tête.
Blanc.
Plus de souffle.
Est-ce que c'est le moment que j'attendais ?
Est-ce que c'est le signal ?
Je n'arrive plus à penser. Tout tourne et je vacille comme une planète folle qui aurait perdu son axe.
Je vois juste son nom inscrit sous mes yeux.
Comme une parenthèse qui se clôt sur mon coeur et mon âme en charpie.
Comme si je n'existais déjà plus.

Le temps du cauchemar est revenu. Et cette-fois-ci, je n'en réchapperai pas.

C'est une rue très droite. Je n'en vois ni le début ni la fin. Elle pourrait être anglaise ou nord-américaine par sa largeur et la hauteur des immeubles qui la bordent. En tout cas, elle n'a rien de méditerranéen ou d'oriental. Elle peut être nordique aussi. D'un côté, les immeubles et les maisons sont magnifiques et assez bourgeois, cossus et élégants. Il y a des volées de marches devant les portes d'entrées, de hautes fenêtres à encadrements de pierre ouvragés. C'est ancien mais en parfait état. Les arbres qui balisent régulièrement le trottoir, très vaste, sont taillés avec soin. Des prunus en fleurs. Feuillage pourpre sombre et luisant, floraison d'un blanc rosé très délicat. Il fait beau mais sans insistance. Un temps de printemps. Pas d'été.

De l'autre côté de la rue, il y a l'erreur.
Au tout milieu d'une identique beauté régulière, quasi grecque, il y a un bâtiment immense dans le même esprit mais comme si l'architecte avait été jusqu'au bout de ses rêves et de ses chimères. Ça se rapproche de l'art nouveau, des folies de Gaudi. Les ouvertures ne sont pas rectilignes mais ouvragées comme des lianes de fleurs exubérantes. Il y a des gargouilles étranges, ni repoussantes ni terrifiantes mais très fantastiques. C'est un immeuble ou un gigantesque hôtel en ruines. Il est très légèrement en retrait par rapport à l'alignement de la rue car il y a un espace vert qui le précède, un jardin plein d'herbes folles, de ronciers, d'arbres tordus, déchiquetés et inquiétants. On voit des lézardes courir le long des façades, des blocs de pierre tombés des encorbellements jonchent le pied du bâtiment. Toutes les fenêtres sont ouvertes ou leurs carreaux sont brisés. Il y a des groupes de jeunes un peu partout. C'est bruyant et tendu. Chacun épie l'autre sans en avoir l'air. Ce sont des routards ou des sans-abris. Ils sont vraiment très jeunes. Je ne suis d'aucun de ces groupes qu'ils forment ou qui se défont au gré de disputes ou de querelles. Je suis assise contre la façade. Tu es assis juste en face, de l'autre côté de la rue. On ne se regarde pas.
Pas vraiment.
De temps en temps, un bref coup d'œil comme si on attendait quelque chose sans savoir exactement quoi. Tu discutes de ton côté avec des personnes que je ne connais pas. Tu as l'air fatigué, las, triste, comme si la conversation ne t'intéressait pas, ne te surprenait en rien. Tu parles mais comme si ce que tu disais ne te concernait pas. Comme une récitation, un rôle convenu. Je souris intérieurement de te voir jouer ce personnage, le peaufiner, l'alimenter. De mon côté, je ne parle à personne, je reste murée dans un silence méfiant et têtu. Le spectacle d'en face me suffit et me désole à la fois. Rien de bien nouveau, jamais rien.
Sans que je m'en sois aperçue, un groupe de filles et de garçons se poste tout autour de moi. Ils m'observent et me jaugent et je fais très attention à ne pas leur montrer que je m'en suis rendue compte. Mon attitude les agace rapidement parce que je n'ai pas su camoufler mon indifférence à leurs regards. Il l'ont pris comme une manifestation de mépris probablement. Je suis ligotée par ma crainte et ma méfiance. La seule façon de dénouer la situation serait de leur adresser la parole pour m'expliquer mais je n'arrive pas à m'y résoudre. Je me rends parfaitement compte que mon attitude paraît hautaine, orgueilleuse. Impossible de parler, de leur dire quelque chose qui détendrait une atmosphère qui se fait de plus en plus pesante. C'est pourtant eux qui font le premier pas. Maladroitement, ils commencent à me héler, me lancer des piques, sans réelle agressivité. Comme des gosses qui cherchent à se faire remarquer mais sans intention de me blesser vraiment. Je reste froide et distante. Je sais que j'ai tort, que ce n'est pas mon intérêt mais je m'obstine dans cette attitude. Je ne veux pas plus les blesser qu'eux mais je ne parviens pas à me décider à rompre ma solitude voulue, à céder à cette forme d'injonction.
Tu as vu leur manège et te fais plus attentif. Tu es visiblement inquiet mais n'interviens en aucune manière. Tu continues de parler avec un tout petit peu plus de fébrilité. De mon côté, je tente de m'éclipser. Je me lève et je rentre dans l'immeuble dévasté. Les pièces sont ouvertes à tous les vents. Je grimpe les escaliers mais ne jette qu'un coup d'œil distrait aux étages. J'arrive dans une sorte de grenier aux fenêtres mansardées, des chiens assis, des tabatières, des hublots bizarres. Je me sens très mal à l'aise mais je n'arrive pas à comprendre pourquoi. C'est froid, vide. Il y a des cordes qui pendent aux poutres du toit. Leurs ombres forment comme un ensemble de barreaux de prison. Je me sens de plus en plus oppressée et j'essaie de respirer lentement, posément.
Rien à faire.
Je suis obligée de redescendre. L'escalier a changé dans l'intervalle. A l'aller, il était de pierre mais là, les marches sont brinqueballantes, de bois, pleines de trous. Je fais très attention à ne pas tomber mais plus j'avance, plus les marches se font espacées. Je suis parfois obligée de sauter pour pouvoir continuer à descendre. Il n'y a plus de rampe et je vois le vide de la cage centrale. En bas, il y a la lumière du jour très brillante. Une tâche qui m'aspire. Je me colle au mur extérieur de l'escalier pour ne pas être happée par ce vide. Je continue de descendre le dos collé à la paroi. Je m'écorche souvent mais je sais que ça n'a aucune importance. Je ne ressens pas la douleur. C'est comme si mon corps était non pas insensible à tout mais juste à la douleur. Je sens les aspérités mais elles ne me font pas mal. Je sens pourtant le sang qui commence à couler dans mon dos. Il est tiède, poisseux et désagréable.
J'arrive tout de même au rez-de-chaussée. L'atmosphère y est encore plus fébrile comme si ma fuite ou ma désertion avait fait grimper la tension de quelques degrés supplémentaires. L'agressivité est maintenant manifeste, une forme de colère, de haine, presque.
Tu es toujours là en face, à jouer ton rôle d'interlocuteur détaché. J'essaie de reprendre ma position, à l'écart des autres, contre la façade mais petit à petit le groupe qui me cherchait noise se rapproche et m'encercle. Les insultes commencent à pleuvoir, des insultes qui cachent mal le reproche de mon silence. Je ne dis pas un mot. J'ai l'impression que je n'arriverai pas à dire un mot de toutes façons. J'ai la bouche sèche, une boule de pierre à l'intérieur de la gorge. Et puis les couteaux sortent. Au début, je crois que c'est juste pour m'impressionner et me faire céder donc je ne réagis pas. Tu as tout vu mais tu ne bouges pas. Juste ton regard qui se fait plus effrayé. Comme si tu savais à l'avance ce qui va se passer.
Ils se rapprochent de plus en plus et à leurs yeux, je comprends que le point de non-retour est atteint. Que j'ai touché la limite, comme d'habitude. Qu'il n'y aura pas de rattrapage possible.
Je suis lasse mais pas vraiment étonnée ou effrayée. Je me redresse et m'appuyant au mur comme une protection, je fais face et je sors mon couteau. Je vois leurs sourires, bizarre mélange d'excitation, de peur et de plaisir.
Nous y sommes.
Les manœuvres d'intimidation, les petits plongeons bras tendus, lame en avant, commencent. Comme des petits tests au début et puis plus francs, plus délibérés au fur et à mesure que je pare aux coups. Je suis incroyablement concentrée sur ma défense, attentive au possible. Je n'ai pas peur mais je ne veux pas perdre aussi vite. Peut être pas du tout, en tout cas pas encore. Malgré tout, par brefs éclairs, je prends le temps de te regarder. Tu ne bouges pas d'un cil. Tu as les yeux fixés sur moi, un peu écarquillés parce que tu réalises que ce n'est pas un jeu. Je te vois respirer vite, très vite. Tu restes debout, seul, tes amis sont partis, effrayés. Il ne reste plus que toi sur le trottoir d'en face qui s'est vidé des passants ordinaires et bien propres à ton image.
Il ne reste plus que nous, en face, mes assaillants et moi. Je continue de me défendre avec précision mais acharnement. C'est comme un ballet, froid, chorégraphié à l'économie, rapide, de plus en plus rapide. De temps en temps, un coup d'œil vers toi qui continue à avoir ce regard fixe, figé, paralysé mais tout de même attentif. Ça dure un bon moment ainsi. Ils ne parviennent pas à me toucher. C'est comme si tes yeux sur moi formaient comme une bulle d'invincibilité, un champ de force qui me donne l'agilité nécessaire pour parer à tout. Je ne me sens même pas fatiguée. A un moment, je te regarde de nouveau et là, tout d'un coup, je réalise que ton regard s'est modifié. Il est devenu las, ennuyé, quasiment agacé, un mélange d'impatience et de dégoût. Et enfin, tu détournes les yeux.

Bizarrement, à cet instant précis, je comprends et j'accepte. J'accepte ce regard qui fuit.
A ce moment, je ressens tout d'un coup la fatigue. En tout cas une forme de fatigue, pas forcément physique.
Je baisse la garde presqu'avec soulagement. Je sais que je n'ai plus aucune raison de me défendre ou de me battre. C'est un mélange de résignation et de paix.
Le premier coup de couteau qui vient, je le reçois sans même vraiment le sentir. Je ne sens pas de douleur quand la lame pénètre la chair. Un moment parfait.

Il a détourné son regard.
Il a détourné son regard...

Je n'existe plus.

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