samedi, juin 18, 2005

Vortex empoisonné



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Cela faisait déjà cinq minutes que tu fixais les diodes vertes à guetter le début de ce nouveau deuil à faire, de ce deuil infaisable. Il y avait une telle intensité dans cette concentration que tu ne percevais les chiffres que nimbés dans un brouillard, adoucis. Et quand la parfaite symétrie en miroir du signal s'est inscrite, tu as ressenti comme une décharge électrique qui t'a parcourue de la tête aux pieds.
Et les chiffres se sont faits tranchants comme des lames de rasoir.

24 heures à tenir.
24 heures.
1440 minutes.
86400 secondes avant de sortir du vortex empoisonné de ta mémoire.

Tu vas et tu viens en ce monde, voyageuse immobile entre les quatre murs de ta chambre, en sachant que ce monde ne peut plus rien pour toi.
Parce qu'il est vide.
Parce qu'il est non-sens.
Parce qu'il n'est que son absence exacerbée.

Avant l'absurde, il y a la souffrance et l'ennui.
La morale des humains ne joue plus, ou alors elle a fait tout ce qu'elle pouvait, c'est-à-dire elle a encouragé cette mort, cette fin, puisqu'elle ne sait plus parler que du devoir de vivre et non plus du désir de vivre.
Désir, désir...
Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir.

Que faire de cette journée ?
La vivre ?
La mourir ?
L'annihiler dans les replis soyeux de souvenirs d'extase ?
En faire le rêve d'un dormeur qui ne s'éveille pas et qui ne sait même plus qu'il rêve ?

Il y a des grains de sable dans tes yeux. Ils crissent à chaque battement de paupières et t'empêchent d'oublier.
Pas de larmes.
Nulle goutte.
Rien pour arroser un désert de pierres brûlantes.
Et tu t'obstines à vouloir faire refleurir ce désert par la magie de la mémoire vive.
Folle !

Toute une vie à la recherche de cet assassin qui est en toi et uniquement en toi.
Ton oeuvre.
Assume.

Seul cadeau que tu lui feras en ce jour, comme à chaque fois :

Dans les rues de la ville il y a mon amour.
Peu importe où il va dans le temps divisé.
Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler.
Il ne se souvient plus ; qui au juste l'aima ?

Il cherche son pareil dans le voeu des regards.
L'espace qu'il parcourt est ma fidélité.
Il dessine l'espoir et léger l'éconduit.
Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse.
A son insu, ma solitude est son trésor.
Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour.
Peu importe où il va dans le temps divisé.
Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler.
Il ne se souvient plus ; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas ?


René Char
Allégeance - Extrait de "Éloge d'une soupçonnée".


Bon anniversaire, mon âme...

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