mercredi, juin 29, 2005

Réponse du berger à la bergère...

"Dis Papa, tu te souviens de la fois où on a embarqué Numa en montagne ?"

Façon détournée de ne pas utiliser les mots "dernière fois". Je ne suis pas fière de m'être servie du Balrog pour calfeutrer cette angoisse sourde qui m'a valu une crise de panic attack carabinée dimanche dernier... mais n'ayant aucun goût pour la fierté, peu me chaut finalement.

Éclair vif et pénétrant des yeux pers que je sens me sonder, s'interroger, tenter de décoder ce que sa diable de fille a en tête...

"C'était sur Pombie, non ?"
- "Il me semblait bien... j'ai retrouvé une photo de nous deux qu'il avait prise..."

Et le rayonnant sourire faustien qui réapparaît sur ce visage où ne subsiste presque aucune trace de la paralysie faciale due à l'ablation de la tumeur de la parotide.
Georges et sa tête à la Béjart mais sans le bouc luciférien...

"Deux secondes, ma chérie.... je reviens"...

Et mon échalas qui s'extirpe avec peine de ces immondes fauteuils trop profonds et trop bas pour les douleurs et les difficultés qu'il ressent à présent. Cette façon toute nouvelle qui me déchire le coeur de se mettre en marche lentement avant que les muscles ne s'accoutument et ne s'échauffent et qu'il ne reprenne un pas plus semblable au pas de mon père, celui de l'arpenteur de montagnes, celui de l'Homme qui marche de Giacometti, si semblable à celui d'O....
Le pas de mon père. Mes pas dans les pas de mon père. Jusqu'au bout. Jusqu'à la fin.

Et il revient en brandissant d'un air triomphant une photo, avec un rire de contentement qui, lui, me ravit et m'insuffle enfin l'air qui manque à mes poumons calcinés de douleur...

"Ce ne serait pas ça dont tu parles ?"...

Comme une mise en abîme de la photo de nous deux qu'avait prise Numa, il me tend la photo qu'il avait raptée en douce de sa fille et de son rejeton...




On s'est souri. On n'a rien dit.
Il savait.
Il sentait.
Mais il n'a rien dit.
Nous sommes restés immobiles sur le fil coupant de la lame du couteau qui nous sépare encore du monde des vivants comme du monde des morts.
Pieds en sang, bras en balancier, regard fixé l'un sur l'autre pour ne pas avoir à regarder la rive d'en face.
Acheron ou Styx, peu importe.

L'autre jour, il m'a dit : "Arrête. Tu n'es pas Maria Casarès. Tu ne dois pas être Maria Casarès."
Je savais qu'il faisait allusion à l'"Orphée" de Cocteau.
Mais comment faire quand on a deux Orphée ?
Les miroirs me cernent et leur eau sombre me tente.
Onde obscure et fraîche qui m'aspire.

Quelle sera ma justification quand ils disparaîtront définitivement ?
Quelle excuse pourrai-je bien trouver pour ne pas m'effacer ?
Comment supporter l'absurde obscénité d'une existence sans destination, sans but, sans désirs ?

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