vendredi, juin 24, 2005

Plus jamais...

Nous n'irons pas ensemble au lac de Suyen.
Il me l'a dit ce matin.

J'avais appelé pour répondre à un message de ma mère sur le répondeur, la veille, répondeur que je n'avais pas décroché à sa voix. Il y a des jours comme ça où je ne me sens pas de jouer la comédie du "Tout va bien" et préfère m'abstenir d'une piètre performance qui ne fera que leur mettre la puce à l'oreille.
Il m'avait dit : "Ma poule, je dois descendre en ville mais je t'appelerai demain".
Je n'ai bien évidemment pas eu la patience d'attendre son appel et l'ai donc devancé.

Les deux tourtereaux au bout du fil en même temps, c'est très sportif.
Chacun sur un appareil, j'ai l'impression d'assister à un épisode de "Clair de Lune" et je suis obligée de bander toute mon énergie à tenter de mettre mes oreilles en stéréophonie pour tâcher de démêler "qui dit quoi"... quand c'est humainement possible !
Quant à intervenir ou répondre dans ces conditions, inutile même d'y penser...

Sauf que mon Georges a pris les rênes d'autorité lorsque sa femme a tenté de donner "sa" version des choses. Et à partir de là, tout ce que j'entendais de Maman était le souffle impatient et vaguement mortifié de celle à qui on a pris la parole et qui piétine dans ses starting-blocs, piaffant d'impatience à attendre le moindre "blanc" qui lui laisserait l'opportunité de revenir en scène...
Numéro de duettistes que je connais par coeur.

Et là, j'ai eu droit à un checking complet et strict de l'état du dit-Georges.
A sa façon, c'est à dire sans fioritures, sans émotivité particulière, objectif et détaché. Froid.
Mais ce qu'il voulait dire à sa fille, c'était surtout ça : "Je ne crois pas qu'on la fera cette ballade au lac de Suyen".
Ses jambes le trahissent. Les lourdes anesthésies ont finalement eues raison de cette force qui marche, de mon roc de père.
L'arthrose s'y est mise et il n'est pas réellement de traitement possible puisqu'il a subi une radiothérapie entre temps.
Il a du mal à se lever, affecté qu'il est d'une douleur sourde et perpétuelle qui, si elle n'est pas insupportable, le gêne pour dormir et ne lui autorise plus de marches longues.

Nous n'irons pas au lac de Suyen comme on se l'était promis sur son lit d'hôpital.
Ce n'était pourtant qu'une maigre ballade de 20 minutes qui me semblait accessible à mon fracassé de père... et le plaisir de perdre son regard sur les eaux jade clair et les teintes d'estampe japonaise de ce jardin suspendu, au-dessous du Balaïtous.

Je n'irai plus arpenter nos Pyrénées avec lui. Plus jamais.
Et je tente de me souvenir de la dernière fois.
Je crois que c'était le lac de Pombie, sur la face sud-est du Pic du midi d'Ossau.
On était trois, mon Balrog ayant suivi sans renâcler à l'idée de se payer une leçon de géologie avec son grand-père.
Longue ballade aride sur les pentes pelées du versant Est du Pic du midi d'Ossau, mon Numa cavalant tel un lièvre devant nous.
Le pas lent de mon père.
Ce pas lent, souple, élastique, aussi régulier qu'un métronome.
Ce pas et cette respiration légère et contrôlée.
Les rares pauses pour grignoter des figues séchées comme il me l'a appris dès mon plus jeune âge, dès les premières fois où il m'a initiée à la beauté de la montagne rythmée par le compas de nos amples foulées de Giacometti de chair et de sang.
Ce dos raide surmonté du vieux sac à dos dont il n'a jamais voulu changer, malgré les progrès de la technique.
Avec son éternelle gourde "La perdrix" en alu cabossé brinquebalant avec un son cristallin quant elle heurtait un des multiples mousquetons du dit-sac, délavé sous les intempéries d'années de randonnées.

Plus jamais l'arrivée au but désiré.
Plus jamais la pause sur l'herbe rase et compacte d'un lac pyrénéen.
Plus jamais le dépiautage conciencieux des éternels sandwiches de maman, soit à l'omelette, soit au rôti de porc.
Plus jamais s'allonger de concert au soleil et fermer les yeux sous la caresse des effluves mêlées des saxifrages et des crottes de moutons, ironiquement.
Plus jamais les discussions et les explications sur telle roche, telle strate, telle configuration d'un cirque.
Plus jamais ses antiques lunettes de soleil de montagnards avec leurs rabats de cuir usé et craquelé.
Plus jamais son éternel pantalon de ballade d'hiver, en velours côtelé, s'arrêtant au dessous du genou et juste au-dessus des grosses chaussettes de laine pigassées.
Plus jamais la descente à regret vers cette civilisation qui semblait si pénible après avoir tutoyé les anges.

J'en ai retrouvé la trace de cette désormais ultime randonnée, parce que Numa avait eu la bonne idée de fixer son grand-père et sa mère aux bords des eaux couleur d'émeraude.
Il ne me reste plus qu'une trace, un parfum, un souvenir... et la douleur lancinante de ces dernières fois qui s'amassent en nuées noires de plus en plus pressantes...



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