lundi, mai 23, 2005

Liens défaits

Un jour, je ne sais plus quand, j'ai dit que je n'écrivais pas un blog mais que je construisais un tombeau avec des mots.

Aujourd'hui, je me demande si c'est un tombeau ou un cachot.
Lentement mais sûrement, la liberté d'écrire est remplacée par ce qu'on a fait (ou pas fait) de soi, par ce que les autres ont fait (ou pas fait) de nous.
Parfois on se met à écrire comme les autres veulent qu'on écrive. On devient le recopieur, le perroquet mécanique de ses propres textes, de ses propres obsessions. On n'arrive plus à se surprendre de ce que l'on écrit.
Dagerman explique mieux que moi ce sentiment : on croyait être libre alors qu'on ne finit par ne plus être que l'ombre de son nom, l'ombre de son écriture.
Romain Gary avait la même taraudante inquiétude (et il a fini comme Dagerman). Il aurait tout fait pour devenir un autre écrivain. Et il a fabriqué son double, Emile Ajar, pour ne plus être le Gary Goncourtisé (double jeu de mot...).

Je lis Sophie Calle et son merveilleux "Douleur exquise".
J'en reparlerai sûrement quand je l'aurai intégré, digéré, fait mien.

Cet après-midi, j'ai raconté à la femme qui habite un fauteuil la double nature de l'alcool. Cette sensation à la fois de surpuissance, de vie amplifiée, intensifiée et, en même temps, ce sentiment de souillure intime et nauséabonde qui devient aussi attirante que l'intensité désinvolte recherchée. Éperdument..
Et pourquoi cette souillure confirme le dégoût que le suicidaire peut avoir de lui-même. Qu'elle est la preuve a posteriori de l'échec et de la répulsion. Qu'elle est le supplice et la punition qu'on s'inflige pour n'être que ce que l'on est et pas mieux. Qu'elle est le prix à payer quand on veut tout donner et qu'on vous demande si peu alors qu'on se sent capable de tout, de soulever des montagnes, de détruire un monde de médiocrités convenues.
Et que le mélange de surpuissance, de vie radicalisée au point d'incandescence avec la souillure originelle fait un cocktail détonnant et diablement séducteur.

Après, je suis allée acheter trois litres de rosé et de la limonade pour prendre mon temps avant d'atteindre l'état de calme blanc comateux.
Et un bonzaï pour me punir parce que je hais l'idée qu'on torture des arbres comme on torturait les pieds des femmes chinoises il y a des siècles.
Et puis une étagère d'angle en fer forgé noir et plateaux en forme de portions de camembert de rotin doré, parce qu'elle était assortie aux deux meubles à tiroirs que j'ai déjà dans ma chambre. Même si je n'ai nullement la place de l'y mettre. Elle va rester debout, dans son emballage, contre les canisses qui tapissent les murs. Histoire de me ridiculiser encore un peu plus.
Et puis des vitamines pour faire semblant.

Je suis rentrée.
J'ai ressorti le Sophie Calle de mon grand sac fourre-tout.
Il est là, sur mon lit, sa couverture grise et rouge m'attirant comme un aimant, le brillant de sa tranche d'un carmin qui semble comme une flaque de sang.

Il faudrait que je réponde à mon frère qui s'inquiète de mon silence.
Je ne sais pas renouer les fils.
Je ne sais plus le faire.
Je suis immobilisée, impuissante, statue de lave solidifiée devant les liens défaits.



Aucun commentaire: