mardi, novembre 23, 2004

La nuit qui n'a pas de rives

Cette nuit, je lisais un recueil de poèmes de Yves Bonnefoy et je tombe sur ça...
Toute douceur toute ironie se rassemblaient
Pour un adieu de cristal et de brume,
Les coups profonds du fer faisaient presque silence,
La lumière du glaive s’était voilée.

Je célèbre la voix mêlée de couleur grise
Qui hésite aux lointains du chant qui s’est perdu
Comme si au delà de toute forme pure
Tremblât un autre chant et le seul absolu.

Ô
lumière et néant de lumière, ô larmes
Souriantes plus haut que l’angoisse ou l’espoir,
Ô cygne, lieu réel dans l’irréelle eau sombre,
Ô source, quand ce fut profondément le soir !

Il semble que tu connaisses les deux rives,
L’extrême joie et l’extrême douleur.
Là-bas, parmi ces roseaux gris dans la lumière,
Il semble que tu puises de l’éternel.
C'est un hommage à la voix de Kathleen Ferrier, contralto anglaise magnifique et fulgurante puisque morte à 40 ans d'un cancer qui l'a épuisée.
C'est drôle parce qu'en lisant Bonnefoy, sans savoir que j'allais tomber sur ce poème, j'écoutais le Tristan et Isolde de Wagner avec Kirsten Flaagstad (donc pas du tout dans le même registre).
Paradoxes en forme de poupées russes, Bonnefoy clame une ode à la voix et j'y lis le silence, le silence qui demeure en tout chant.
Wagner et l'effet de silence de sa "mélodie continue".
L'opera et ses orages dévastateurs, sa fascination narcissique pour les amours qui nous plongent dans une extase musicale, un "sentiment océanique", et cet orgueil naïf que l'espoir des retrouvailles avec le paradis perdu fait naître. Quête inextinguible de l'âge d'or de l'amour des temps premiers, dont la complétude idéale, puis idéalisée, exclut conflit ou déception...
"Tu puises de l'éternel"...

Ce n'est pas la première fois que Bonnefoy me saisit à contre-pied, à contre-courant.
Je me souviens d'un texte de lui que j'avais lu sur remue.net, ode au courage et à la lutte, dans lequel c'est le désespoir qui m'attirait comme un aimant ténébreux, crépusculaire et chatoyant à la fois, comme une pierre de lune souillée, dans l'ombre gisante.

Ça donnait ça :

Aller encore

M
es amis, nous sommes en mer, barque que les lames soulèvent puis laissent choir mais qui s'obstine pourtant, presque debout dans les remous, courageuse ! Et à gauche et à droite, et par devant aussi, nous avons à éviter des navires, hauts bords parfois si proches les uns des autres que c'est miracle si nous avons pu ne pas en être brisés encore, et entre eux nous faufiler même, et avancer, avancer ! Presque une salle fermée ce rien d'espace entre houle et ciel qui zigzague avec grand fracas entre leurs flancs sans lumières ! Nous sommes inquiets, quelqu'un d'entre nous à la barre, d'autres courbés sur les rames dans les embruns ou sous les brèves averses. Mais nous n'en regardons pas moins les figures sculptées aux proues de ces masses qui nous surplombent : déesses aux longues épaules souples, au torse nu, aux bras et aux mains dont la peinture, un bleu profond, un ocre, un rouge pourpre, s'écaille. Visages de ce monde pourtant, bien que les yeux clos ; visages presque souriants, me semble-t-il, bien que rêveurs, bien que tristes.

Encore un moment, mes amis, à tenir bon contre le désespoir qui nous gagne. Un autre de parmi nous se lève de son banc et, les mains en porte-voix, crie des mots, incompréhensibles. Encore un moment, et entre ces vaisseaux qui nous pressent il y aura bien, n'est-ce pas, davantage de mer, et sur cette mer un chemin d'étoiles ?

Mais que nous serons loin, toutefois ! Que d'heures auront passé depuis le quai glissant, la lueur des torches, les marches qui plongeaient dans les vagues ! À peine si, me retournant, je verrai, tous feux allumés, le dernier navire, seul sous des nuées dont de vastes rayons on ne sait si clairs ou sombres s'échappent. Il semblera hésitant. Je ne saurai s'il veut venir où nous sommes, ou s'il va virer de bord et bientôt s'effacer, dans la nuit qui n'a pas de rives.

© Yves Bonnefoy

Psyché en équilibre précaire sur le quai glissant...

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