lundi, novembre 15, 2004

Fall


Nous marchons côte-à-côte, à longues enjambées lentes dans l'épais tapis de feuilles mortes qui monte jusqu'aux chevilles.
A intervalles réguliers, nous nous taisons, non pour rechercher le silence mais bien au contraire pour savourer pleinement le concert de crissements, bruissements, craquements, froissements qui nous enveloppe de son décor sonore. A déranger ainsi la nature dans sa propre oeuvre au noir, se réveillent des odeurs d'humus, de décomposition, de moisissures. Puissante ivresse de la mort au travail.
Il fait beau sans ostentation et l'air vif pique les joues, rougit les pommettes, fait naître des larmes au coin des yeux.

Georges : Tout va bien, ma chérie ?
Psyché : Tout va bien, Papa.
Georges : ...
Psyché : Ne t'inquiète pas. Ça va. Promis.
Georges : De toutes façons, je sais très bien que tu ne me le dirais pas. Même à moi.
Psyché : ... (Surtout à toi, Papa. surtout à toi.).
Georges : Ma poulette, comme j'aimerais que tu sois capable de faire des compromis. Ça te gâche la vie et on en n'a qu'une.
Psyché : Trop tard pour commencer à apprendre, Papa. Et puis, tu ne me reconnaîtrais pas.
Georges : Je préfèrerais que tu sois heureuse même si je ne te reconnaissais plus.
Psyché : ... Dis, c'est quoi la tranchée qu'ils ont ouverte sur la crête là-haut ?
Georges : (regard en coin et sourire désolé)... Je crois qu'ils vont faire un lotissement mais ils ne creuseront jamais aussi profond que tu ne le fais entre les autres et toi...
Psyché : Pas tous les autres, Papa. Pas tous les autres...

Et je me suis baissée pour ramasser d'immenses feuilles de marronniers, pour qu'il ne voit pas la grimace qui déformait mon visage sous la douleur du silence imposé, pour qu'il cesse de me torturer de ces interrogations inquiètes, lui qui ne veut que mon bien comme je ne souhaite que le sien.

Je me tais parce que c'est trop tard, Papa.
Je me cache parce que, même quand tu n'étais pas menacé par ce crabe qui te ronge, même quand je ne te voyais pas fragile, chancelant, vacillant, exposé à la mort, je n'ai jamais eu ni le courage, ni la force de te dire mes souffrances.
C'est à peine si, une seule fois, en janvier 2003, j'ai réussi à te dire mon exultation, mon rêve accompli, mon île au trésor, alors que tu venais de subir la perte la plus cruelle, celle de ton propre rêve. Tu semblais tellement désemparé, tellement brisé, que c'est le seul moyen que j'avais trouvé de te redonner un souffle de joie : te dire que ce que tu venais de perdre, ta fille en morceaux l'avait enfin trouvé et que je vivais ce à quoi tu avais renoncé avant de le retrouver et de le perdre à nouveau, définitivement cette fois.
Mais quand, à mon tour, mes pas ont suivi ce même chemin de désolation et de lente destruction, je ne t'ai rien dit, je te l'ai caché, je me suis tue.
Tu as compris tout seul.

Il ne s'est pas passé 6 mois avant que ton premier cancer ne se déclare.
Tous les deux, nous savons ce qu'il en est et quelle est sa source.
Je ne te parle pas, Papa, mais je te suis. Je te suis.
En silence.

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