samedi, novembre 06, 2004

Le prix de la douleur

Hier, j'ai reçu un message qui m'a troublée, presque dérangée dans le sens où, une fois de plus, j'ai ressenti une forme de culpabilité.
Ça parlait de douleur et ça me ramenait à ce que je ressens souvent à lire certaines personnes : l'envie subite, violente, de prendre une partie de cette souffrance de l'autre qui vous saute au visage comme un chat sauvage.
L'impression qu'elle est mienne alors qu'il n'en est rien, qu'elle m'est inconnue, même si elle ne m'est pas étrangère.
L'impression que je peux l'apprivoiser alors que c'est impossible et qu'elle me dévorera en s'ajoutant à la mienne.
L'impression que je la connais, que je la reconnais, que j'ai déjà vu ce chemin, cette falaise, ce gouffre alors que ce sont les siens et pas les miens.
L'impression que j'ai déjà mis mes pas dans ces traces-là et, donc, que je peux le refaire sans risque de me perdre ce qui est aussi faux que présomptueux.

Ça m'a rappelé un texte que j'avais écrit au lendemain soir de la première opération de mon père, la plus dangereuse, la plus traumatisante.
C'était dans la nuit du 9 octobre et je rentrais juste de la polyclinique.
J'étais dévastée par ce besoin inassouvi, inatteignable de soulagement de l'autre, à tout prix, quitte à se perdre.
Mais j'étais également transpercée par la lucidité et l'impérieux devoir de n'en rien faire.
Je l'ai relu tout à l'heure et je me suis décidée à le poser ici.

Peut-être parce que c'est après ce texte que j'ai entamé mon oeuvre au noir en parallèle avec la sienne.
Peut-être parce que ce soir, précisément, je me sens à des années-lumière du but que je m'étais fixé.
Pour lui comme pour moi.
3/4 d’heure à simplement lui tenir la main en silence.

Lui faire sentir que je suis là. Mon encore jeune paume contre le dos tavelé et buriné de sa main. Une moiteur douce comme autant de fils ténus pour dire un amour infini, une peine infinie, une impuissance totale.
Je le lui ai dit.
Je lui ai dit que je savais sa souffrance. Je la sais mais je ne la ressens pas. Ou pas sous la même forme.
Je lui ai dit la douleur de l’impuissance. L’envie stupide qui prend à la gorge de s’en saisir, de la faire sienne. Le désir fou et insatiable de le décharger de cette douleur, de la transvaser en moi, comme un sac-à-dos. La conscience et la lucidité terrible à savoir que c’est impossible et même néfaste. Que rajouter de la douleur à la douleur, c’est se laisser prendre au jeu pervers de l’empathie inutile, de plus de mal sur le mal déjà présent.
Je lui ai dit que je savais tout ça mais que ça ne me consolait pas.
Je lui ai dit que je ne savais que ça, juste ça, à quel point c’était inutile mais nécessaire.
Je le lui ai dit en veillant à ne pas briser ma voix, à ce qu’elle reste sereine, attentive, aimante.
Pas douloureuse, pas torturée, pas désespérée.
Toujours ce jeu de masques auquel je suis devenue experte.
C’est tout ce que je peux faire : lui offrir un semblant de calme, de sérénité au milieu de cette souffrance que n'endigue plus la morphine.
De temps en temps, il ouvrait ses yeux et me regardait. Tout ce qu’il voyait alors dans les miens, c’était ce que je ressentais à être ainsi, perchée sur le bord de son lit, ma main sur la sienne, mon sourire tendre et complice, toute la foi que j’ai en lui et qui ne disparaîtra pas avec lui.
Il les refermait sans rien dire. Il n’y avait rien à dire.
Acceptation tranquille d’un fait incontournable, d’une évidence que rien ne peut entamer.

Et je garde pour moi tout ce que je brûle de lui dire mais qui n’a pas sa place.
Pas maintenant.
Parce qu’il a besoin de force et que mes failles pourraient être autant de fêlures où s’engouffreraient les démons qui l’emporteraient.
Parce que tout ce que je peux faire pour lui, c’est simuler une force que je n’ai pas, que je n’ai plus, que je doute avoir jamais eu.
Parce que j’empile les douleurs comme les feuilletages d’une croustade landaise sans en avoir les saveurs de pommes ou de pruneaux et d’Armagnac.
Parce que je n’oublie rien, n’efface rien, ne renie rien.
Parce qu’il y a eu deux hommes dans ma vie et qu’il est le seul des deux qui me reste à chérir plus que moi-même.
Parce que j’enfonce mes ongles dans mes paumes jusqu’au sang pour ne pas lui dire l’abandon, le silence, le vide, le néant dans lesquels je suis plongée depuis plus d’un an.
Parce qu’ils se ressemblent tant tous les deux que je me révulse à l’idée qu’il puisse penser que sa disparition prochaine serait comme la redite de l’absence de l’autre, son double lointain, son image transfigurée, son alter ego sublimé par l’amour.

Je vais y retourner.
M’asseoir de nouveau sur le bord de son lit.
Afficher ce qui peut le conforter, le réconforter, le tenir debout.
Nous jouons tous les deux à faire comme si…
Et je veux bien jouer si ça le distrait du reste.
Si ça le distrait de la mort annoncée.

La sienne, puis la mienne.
Je sais ne pas pouvoir lui survivre.
Pas sans son double disparu et silencieux.
Je le sais.
Ça n’est même plus une douleur tant c’est l'évidence.
Georges, O., mes deux pôles….

Je n’ai jamais trouvé d’équateur.

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