Il est arrivé tard.
Je n'ai pas osé sortir de peur de le rater, de crainte que s'il ne voyait pas ma vieille R5 devant l'immeuble, il ne s'en retourne sans monter mes deux étages.
Plus de tabac à rouler.
Tant pis.
Tant mieux : il ne froncera pas le nez devant les mégots dans le cendrier...
Il a maintenant deux pansements discrets au lieu de l'énorme chose qui recouvrait oreille, tempe et longueur du cou.
Évidemment, ça dégage un peu plus le visage et je perçois mieux ce qui a changé, ce qui s'est modifié, ce qui semble mort. Si je fais le point, la chose la plus désagréable (pour lui aussi !), c'est cet affaissement de la paupière gauche qui lui donne un regard éteint. Un demi-regard éteint, devrais-je dire. Parce que la partie droite du visage, elle, est bien la même, la lueur narquoise de ses yeux gris-vert, ce sourcil à la ligne un peu sardonique.
Il se sent bien. Un peu las le soir venu, moins apte à veiller tard parce que la vision est précisément la faculté qui se fatigue le plus vite.
Finis les polars à la "Usual Suspects" à 1 heure du matin ! C'est Maman qui biche de le voir contraint d'adopter un rythme plus proche du sien... elle qui n'aime pas les polars, au demeurant ! Un motif de jalousie en moins envers son indestructible mari dont la bonne santé narguait son propre état physique vacillant depuis des lustres.
Je ne sais pas ce qui m'agace le plus : le fait que Papa soit bridé dans ses habitudes, ses envies ou le fait qu'elle s'en réjouisse sous cape parce qu'elle y voit une forme d'égalité retrouvée entre eux deux.
Mon Georges m'a bien fait rire tout de même.
Il doit subir des séances de rayons pratiquement tous les jours ouvrables de la semaine à partir de décembre. Séances courtes mais tout de même fatigantes. Il a fini par convenir qu'il prendrait un taxi médicalisé pour faire les 40 kms aller-retour quotidiens que ça impliquera.
Jusque là, tout va bien.
Mais à la fin novembre, il doit tout d'abord en passer par une espèce de "cartographie" ultra-précise des points à soigner. Ça se fait par scanner et c'est apparemment très long.
Et bien il a décidé d'y aller par ses propres moyens !
Pourquoi ? Parce qu'il a vu comment fonctionnaient ces fameux taxis médicalisés avec chauffeurs plus ou moins ambulanciers, qu'il a constaté que les gars en question attendaient le retour de leur patient dans la salle d'attente et qu'il trouve insupportable l'idée que quelqu'un reste ainsi à patienter aussi longtemps à cause de lui !
C'est bien de lui, ça. Il sait que c'est leur boulot, qu'ils sont payés pour ça, qu'il ne vole personne puisqu'il paye une mutuelle depuis 50 ans, mutuelle à laquelle il n'a pratiquement rien coûté jusqu'ici... mais l'idée qu'à cause de lui, un bonhomme soit coincé pendant des heures le révulse.
J'ai eu beau lui soutenir qu'avec un bon bouquin, ça ne devait certainement pas être plus pénible que de conduire son taxi ou de transbahuter des brancards et encore moins de travailler du béton ou de biner un champ, il n'en a pas démordu ! Immobiliser un être humain, le tenir, même parfaitement involontairement, à sa disposition, c'est quelque chose qui le choque au plus profond.
J'ai adoré.
Arrivé tard, il n'est pas resté aussi longtemps que nous l'aurions souhaité mais je n'avais pas envie de le voir reprendre la voiture et conduire de nuit.
Le temps de lui dire que "Les choristes", enfin vu la nuit précédente (merci Emule !) est une nouillasserie sans limites, d'une mièvrerie sans nom, mal jouée, mal scénarisée, mal écrite... bref... bonne uniquement pour mal-comprenants (et ça n'est pas ça qui manque !) et qu'il évite de gâcher son temps ou une cassette pour cette pâtisserie indigeste et limite nauséabonde.
Le temps de se dire nos impressions enthousiastes et similaires sur "Casino" de Scorcese.
Le temps qu'il me passe le dernier Nicolas Fargues (qu'il n'a pas aimé mais on n'est pas non plus obligé de s'accorder sur tout !).
Le temps que je lui refile les CD de la Khovantchina de mon Modest Mussorgsky, depuis le temps que je le bassine à lui répéter que c'est meilleur que Boris Godunov (mais là non plus, on n'est pas en phase : il n'accroche pas vraiment sur l'opéra)...
"Allez, ouste ! Rentre maintenant ! C'est pas le moment de jouer les Rémy Julienne et de tenter le triple tonneau vol planné dans les champs de maïs comme la fois où tu as bousillé la Clio en m'apportant du bois pour la cheminée..." (cet olibrius avait tellement bourré la dite Clio jusqu'à la gueule de bûches, qu'il en avait perdu le contrôle en doublant un camion et avait fini, sans bobo, sur le toit, ridicule à gigoter tête en bas dans sa ceinture de sécurité... morte la Clio ! Et vive la Twingo ! Gros malin, va !).
Chargé de quatre boîtes de sauce aux morilles que je lui ai concocté, il a remis son éternel béret noir, plié sa grande carcasse dans sa petite voiture, m'a décoché un sourire qui, s'il n'est plus le même, est toujours le sien et a gentiment démarré sans faire crisser les roues... il vieillit... aucun doute là-dessus !
Ce week-end, je vais bien trouver un moment pour les faire, ces 40 kms aller-retour. Bien le diable si je ne trouve pas un prétexte !
Tiens ! Justement ! Je parie que je n'ai presque plus de bûches dans ma réserve à bois ! A mon tour de la charger jusqu'au toit, ma R5 ! Et puis je ne double personne, moi.
Le plus difficile sera de l'allumer, ma flambée.
Seule à fixer les flammes avec le souvenir d'un autre feu, joyeux, lumineux.
Un feu que fixaient deux paires d'yeux, quand ils ne se noyaient pas dans le regard amoureux de l'autre, avec la Khovantichina en fond musical, et notre double silence de ravissement...
Quand j'étais encore vivante.
mardi, novembre 09, 2004
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire